Chers amis,
La publication par les éditions Montparnasse de 5 films de Denis Gheerbrant (en un coffret incluant notamment Et la vie et le Voyage à la mer) conjointement à la sortie en salles de la république Marseille, de loin son œuvre la plus ambitieuse (7 chapitres pour plus de six heures de projection), distribuée par le même éditeur, réveille en moi un vieux projet : celui de prolonger mes activités d’enseignant, de directeur de collection et de critique itinérant sous forme d’une lettre périodique où se préciserait au fil du temps cette idée de « geste cinématographique » qu’à mes yeux Denis Gheerbrant illustre exemplairement.
Présentant à son catalogue des films de Rouch, de Deligny, de Perrault, de Kramer et d’Imbert entre autres, mais aussi l’intégrale des groupes Medvedkine, de Cinélutte ou du couple Huillet/Straub, depuis cinq ans la collection « le geste cinématographique » que je dirige met à jour en DVD la généalogie de ce cinéma conçu différemment, à l’écart ou dans les marges de l’industrie. Parallèlement à ce projet éditorial s’organise autour de ces mêmes propositions un certain nombre de rendez-vous réguliers, projections, séminaires, ateliers où, pour la plupart, nous nous sommes déjà rencontrés, tissant au fil du temps un réseau exigeant et d’une réelle densité. En vous proposant aujourd’hui cette première lettre épisodique, entre réflexions et bulletin de liaison, ce réseau, je cherche avant tout, modestement, à le consolider. Partager avec vous, pour commencer, mon propre enthousiasme pour les films de Denis Gheerbrant et Nicolas Philibert me semblait ainsi la meilleure façon de l’inaugurer.
Traces d’un tournage de près de quatre ans, irrigué par des dizaines de rencontres dans les quartiers populaires du nord de Marseille, par excellence la ville-monde, la République Marseille, le nouveau film de Denis Gheerbrant m’impressionne par son ambition et plus encore par son ampleur inédite, monumentale, à la mesure du désastre politique comme de la catastrophe humaine qui semblent bien le hanter d’un bout à l’autre. Une scène en particulier, filmée de l’intérieur d’un taudis de la Cabucelle, dans les replis obscurs de la cité, offre d’en rendre compte mieux que toute autre. Gênée par l’insalubrité de son logement où elle accueille malgré tout le cinéaste, son occupante accepte la conversation, mais refuse d’apparaître à l’image, par respect pour ses enfants, dit-elle, de crainte qu’on les assimile un jour à toute cette crasse qui les entoure. Tandis qu’elle parle alors de cette France enfouie que plus personne n’entend ni ne voit, le cinéaste maintient sa main tendue devant la caméra, ne pas filmer son visage revenant peut-être à lui sauver la face comme une manière de protéger sa dignité tout en prenant en charge sa honte.
D’une exigence éthique depuis longtemps perdue de vue dans les médias, La République Marseille repose largement sur de tels choix, exposé à l’état présent du monde dans toute l’étendue de ses dégâts, situé au plus près des laissés pour compte, des égarés et des exclus, mais refusant toutefois d’en rester là, au niveau du témoignage ou du simple constat, proposant au contraire de déplacer les lignes et de tout rejouer sans cesse sur le terrain du cinéma, tout à la fois bien commun et forme donnée à l’existence, façon d’abord d’être là ensemble en dépit des souffrances, de part et d’autre de la caméra partenaires du même film envisagé comme possible habitat.
Depuis trente ans maintenant qu’il arpente l’espace entre les hommes, Denis Gheerbrant orchestre semblable retournement de situation, renversement de tendance ou retour à l’équilibre des forces, conscient que si reste debout un combattant, il ne peut jamais y avoir nulle part ni vainqueurs ni vaincus. Depuis le début, son rôle à lui consiste à (re)venir après, après les traumatismes et les défaites, là où les médias ne se rendent plus, se donnant pour mission de filmer avant tout les résidus, ce qui résiste, ce qui repousse, soufflant sur les braises de ce qui, contre l’opinion courante, ne s’éteint jamais totalement. Donnant suite à ses plus beaux longs métrages – Et la vie, le Voyage à la mer -, la République Marseille ne filme rien d’autre, parvenant à ce que remonte à la surface un peuple certes en lambeaux, luttant contre sa propre dispersion et survivant dans les marges, mais qui, révélé par le travail du film, réapprend à nommer ce qui lui manque, ce qui le constituait naguère avec force et qu’il ne possède plus, quelque chose de l’ordre d’un récit commun.
Il faut se méfier des apparences. Derrière la simplicité des questions posées par Gheerbrant, rencontre après rencontre et quartier par quartier, témoignant à chaque fois de sa timidité (« Comment vous appelez-vous ? », « D’où venez-vous ? », « Vous vivez depuis longtemps ici ? »), ce qui peu à peu se dévoile est immense : un même exil intérieur, une commune expérience de la débâcle, la nostalgie du collectif ou d’un ailleurs disparu, raccordant chacun à beaucoup plus grand que lui – classe sociale, peuple, mémoire des luttes ou Histoire -, désignant Marseille comme lieu possible où vivre avec la perte mais aussi comme idée mondiale de la France. Entre le cinéaste et les habitants reste néanmoins à comprendre ce qui autorise une telle qualité dans l’échange, de l’ordre d’une reconnaissance immédiate et spontanément fraternelle. Faut-il être soi même démuni pour inspirer à ce point la confiance de ceux qui le sont plus encore ? Il est vrai que Gheerbrant, lui non plus, ne paie pas de mine, se présentant à tous en solitaire, sans la moindre équipe pour l’épauler, avec pour seuls bagages sa faculté d’écoute et une caméra, cinéaste dans son plus simple appareil, dira-t-on, tout nu devant l’énormité de sa tâche. Entre l’humilité de l’un, sa position, et la modestie des autres, née de leur situation, se devine la même fragilité, un sentiment profond d’égalité, une quasi certitude d’éprouver la vie du même côté, par delà les écarts, au bord du cadre de l’Histoire. (Texte paru dans le catalogue de la dernière édition du festival des cinémas du réel)
Je dois aux films de Nicolas Philibert, à la Ville Louvre pour commencer, au Pays des sourds ensuite, à la Moindre des Choses en particulier, de m’avoir fait connaître le cinéma documentaire. C’était voici plus de quinze ans. Son travail fit en quelque sorte, à sa façon, ma première éducation en la matière, m’orientant plus tard vers le geste cinématographique de Claire Simon, de Jean-Louis Comolli, de Denis Gheerbrant, de Robert Kramer, avec succès visiblement puisque j’y consacre depuis la plus grande part de mon temps. Pour moi, Nicolas Philibert reste d’abord un très grand passeur.
Comme pour Denis Gheerbrant, mais avec une autre approche, m’avait marqué d’emblée sa volonté de faire lien, son souci d’établir patiemment le contact en dépit d’écarts jamais dissimulés avec des groupes plus ou moins homogènes, en tout cas déjà constitués – personnel des grands musées, classe d’enfants sourds, école de village ou de théâtre, pensionnaires d’une institution psychiatrique sortant de l’ordinaire -, forts de leurs usages, de leurs codes, de leurs rythmes, de leurs rites, leur proposant néanmoins le beau rêve un peu fou d’un film à mener en commun dont tous auraient la charge de chercher ensemble le sujet, à égalité quoique chacun depuis sa place, chemin faisant.
En ces groupes, j’ai aimé de suite la résistance, le fait que rien d’un tel projet ne paraisse au départ aller de soi, contrariant plutôt leurs habitudes, leur raison d’être, leur vocation prioritaire à d’abord s’occuper d’apprentissage ou de soins, considérant le cinéaste peut-être même comme un intrus. En Philibert, j’appréciais au contraire l’entêtement, la croyance, la foi dans le cinéma comme possible bouleversement des rapports et invention constante de relations inédites, ce qui reste pour moi le propre du geste cinématographique. Aussi ai-je toujours attendu dans ses films les premiers moments, parfois tardifs, où « ça passe », la fulgurance des connections, des vraies rencontres, des premières fois, quand les protagonistes sur le point de devenir partenaires se reconnaissent enfin du même monde, quand subitement tout s’embrase et qu’alors « ça sent le film ». Ce sont ces moments dont je me souviens d’abord comme autant de passages, de promesses, de constructions d’espaces communs, n’en appréciant que plus ensuite le chemin comme le travail qui y mène. Un enfant sourd entreprend de jouer avec la caméra dans son jardin ; dans une autre scène du même film, un professeur de langue des signes se demande comment font pour vivre ceux qui ne sont pas sourds à force d’entendre tout ce qu’ils entendent (le Pays des sourds) ; dans le grand parc de la clinique de La Borde, un patient informe le cinéaste en fin de tournage qu’il est désormais « entre nous » (la Moindre des choses). Scène après scène, les rapports se précisent, de plus en plus du côté de l’échange et d’un partage cinématographique dont les films portent loin les traces. Au fond, Nicolas Philibert est comme beaucoup d’entre nous : un solitaire en quête de solitude partagée, pour reprendre la belle expression de Jacques Mandelbaum dans le livret qui accompagne l’édition de l’intégrale de ses films (jusqu’ici). Pour moi, cette édition est aussi une reconnaissance de dettes tant on vient tous de quelque part et, dans le cinéma en particulier, d’un cinéaste dont les films, un jour, nous ont fait confiance.
Patrick Leboutte
E-mail : limlem@scarlet.be
PS : Merci de me dire si vous ne souhaitez plus à l’avenir recevoir cette lettre ; merci aussi de bien vouloir me communiquer les coordonnées de ceux qui, parmi vos connaissances ou vos amis, seraient au contraire susceptibles d’être intéressés. Mon obsession reste d’élargir le cercle.