Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage…

Nous connaissons tous ce vers qui sonne comme un refrain, celui qui nous permet de nous imaginer parfois comme un Ulysse traversant la vie mouvementée et riche avant de retrouver sa Pénélope, ou son village. (1) Tout ceci pour l’appliquer, sans regrets, au beau voyage commencé il y a près de trente ans- en 1989 très exactement- et qui pour moi s’achève ces jours-ci. 28 ans que j’ai créé cette maison d’éditions, 28 années passionnantes, faites de découvertes, de rencontres, d’inventions, d’idées, de joies, de tristesse parfois, de difficultés encore, dé déceptions rarement… les coups malheureux existent, les soutiens enthousiastes les font oublier, les rencontres sont là et si ceux qui s’en vont assombrissent un moment nos pensées, jamais les belles rencontres ne disparaissent.

Hier, aujourd’hui et demain. Je transmets le flambeau pour qu’un sang nouveau enrichisse cette maison. Pour que de nouveaux projets voient le jour, pour que l’évolution nécessaire soit entreprise. Un nouvel actionnaire, un nouveau dirigeant, mais aussi la continuité avec ceux qui sont encore là, et travaillent à vous faire découvrir les éditions de documentaires et de films. Le DVD est un objet aux multiples qualités, mais le piratage, le téléchargement gratuit, le « replay », la multiplication des moyens de visionnage, le temps passé devant son mobile réduisent peu à peu son usage. Les offres répétées à bas prix aussi, tuant la valeur, le désir attaché à l’oeuvre.  Il faudra reconstituer ce regard, lui redonner sa noblesse.

28 ans ! imaginer, convaincre, c’était hier, De Nuremberg à Nuremberg en 1990, convaincre les acheteurs d’une chaîne d’hypermarchés de vendre des cassettes vidéos, 3 heures d’images en noir et blanc. Impossible, disaient-ils. Ils ont quand même essayé et ce fût un immense succès. 1990 encore, un article d’un journaliste dans un célèbre hebdomadaire culturel évoque la diffusion à minuit de 8 documentaires sur la peinture. C’est Palettes d’Alain Jaubert. Et c’est ici chez ce petit éditeur indépendant que les idées firent de Palettes très vite un succès éditorial et commercial qui dure encore. Le hasard, la chance, le destin. La formule s’attache aux hommes et à leurs projets. Un rencontre avec Jacques Perrin pour un autre projet me permet d’évoquer celui consacré à une idée loufoque: filmer les insectes qui grouillent dans une prairie. C’est Microcosmos, un pari formidable, une belle réussite à laquelle nous participons.

Je ne vais pas vous faire toute l’histoire de Montparnasse. Vous êtes nombreux à l’avoir faite avec nous. Le pari d’une technologie balbutiante et encore inconnue en Europe, le DVD, les choix éditoriaux, l’Abécédaire de Gilles Deleuze, les grands classiques du cinéma, le Geste cinématographique avec les films de Jean Rouch, entre autres. La Comédie-Française, Apostrophes de Bernard Pivot. Nous luttâmes contre les « gros »: la concurrence faussée qui enlevait en un instant des années de complicités affectives et intellectuelles, parce que c’était suicidaire de lutter contre ceux qui détenait la source du pouvoir, l’argent de la diffusion télévisée.

Mon dernier pari a échoué. Celui de réussir l’avenir avec un site de vidéo à la demande. Nous avons imaginé, construit, lancé ce site. Les Manufactures, 12 thématiques, le concept « Un film, un ami », 400 000 fans Facebook. C’était beau, séduisant, cela avait nécessité une énergie remarquable d’une dizaine de jeunes informaticiens et concepteurs. Une décision politique portait le coup de grâce à notre projet. En 2012, la nouvelle ministre de la culture, Aurélie Filippeti, en annulant la menace de suspension de la ligne internet pour les pirates, »tuait » brutalement la VOD dont la croissance était alors à deux chiffres. En quelques mois, le chiffre d’affaires de la VOD devenait négatif. Le piratage était reparti, nos investisseurs se détournaient du secteur , et de notre projet. Avec le piratage, la gratuité sur internet s’imposait. Les coûts de réalisation, de numérisation, de mise à jour continuelle des technologies ont rattrapé les possibilités financières de l’entreprise. Seuls ceux qui s’appuyaient sur un groupe ou bénéficiaient massivement des aides européennes et françaises pouvaient survivre.La réalité enterrait l’utopie, mais faisait aussi disparaître les moyens de vous proposer des éditions enrichies. Aujourd’hui, Netflix impose son modèle. La globalisation rétrécit l’imaginaire, réduit la proposition inouïe de l’imaginaire.

28 années de travail, d’amitiés, à l’intérieur et à l’extérieur. A l’extérieur, ils sont trop nombreux pour les citer, vous les retrouverez sur les affiches et couvertures de nos éditions, au dos des DVD, ce sont les auteurs, les réalisateurs, les producteurs, avec un coup de chapeau particulier à ceux-ci plus dans l’ombre que les premiers. Produire est parfois ingrat, souvent risqué, toujours difficile. Les producteurs sont des courageux. Merci à eux. Merci aussi à tous ceux de la chaîne de production et d’éditions du DVD. Et puis merci à ceux qui ont oeuvré à Editions Montparnasse. Je ne peux pas tous les citer, alors quelques noms quand même pour leur apport, leur passion, leur loyauté et leur … longévité:  Bernard Ragon avec son « double » fidèle, Eric Oyamberry, Victoria Willis, pierre angulaire pendant 17 ans et « metteuse en oeuvre » de la technologie DVD, Vianney Delourme, inventeur dans les années 2 000 de toutes les éditions « intelligentes » et « commerciales », Grégory Devillers, stratège des « niches » commerciales, Marie Ceuzin, convaincue avec moi de la nécessité de défendre cette profession méconnue et qui me permis de créer un syndicat représentatif des indépendants. Il y a ceux qui sont encore là : Fleur Trokenbrock, acharnée à convaincre les journalistes des qualités de telle ou telle édition, Françoise Puyo, toujours là pour que les comptes d’une société demeurent exacts, Angélique Laniesse, que certains de vous connaissent parce qu’elle est l’interlocuteur du public, et enfin Jean-Emmanuel Papagno, responsable du marketing qui a su s’imposer à l’éditorial.  Pardon à tous ceux que je ne cite pas parce que être trop long est une faute, mais je ne vous oublie pas !

Merci encore à vous, public de passionnés. Cette passion, vous nous l’avez montrée, vous nous l’avez écrite, dite, manifestée. Continuez de le faire!

Ce n’est donc pas un clap de fin, c’est pour moi une page qui se tourne. Je suis heureux que cette entreprise continue. Elle aurait pu « tomber » comme beaucoup d’autres. L’entreprise, entreprendre, c’est un bel enjeu humain. Merci à ceux qui continuent et comme dit mon vieux camarade Georges Pernoud en fin de chaque émission de Thalassa: Bon vent !

Le voyage continue pour Montparnasse et pour Carnets Nord (2)

(1) de Joachim du Bellay :

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :

Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la doulceur angevine.

(2) Plus proche de l’Ulysse  d’Homère que de celui de Du Bellay, sans attendre, je continue un autre voyage, celui de l’édition de livres avec Carnets Nord, une jolie maison  que nous avons créée ici avec Montparnasse et qui maintenant détachée de sa mère, va voguer seule vers de nouvelles aventures.

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