Bas prix, faux prix, pire encore (1)

Enfin, dans Libération de ce mercredi 13 mars, un article de bon sens du journaliste Jacky Durand.  Je vous livre avec son accord l’intégralité de son article:

 Dupé dans l’affaire du «horsegate», le client qui privilégie le vite et pas cher au frais et à l’artisanal dans ses achats alimentaires fait aussi le jeu de la grande distribution.

Par JACKY DURAND

Au secours, on nous trompe dans nos gamelles : pensez donc, on nous fait manger du cheval à la place du bœuf. Et si, au fond, on l’avait bien mérité ce «horsegate» ? Sans aller jusqu’à l’autoflagellation, cette affaire a le mérite de nous mettre le nez dans nos assiettes : on veut se mettre les pieds sous la table sans passer par les fourneaux tout en déboursant le moins d’argent possible. Certes le repas français, assis et en famille, résiste encore bien dans un monde qui mange de plus en plus sur le pouce mais le grignotage et le snacking se sont installés dans nos habitudes alimentaires alors que notre budget consacré à la nourriture n’a cessé de diminuer depuis un demi-siècle. Ainsi, sur la période 1959-2010, la part des dépenses d’alimentation (produits alimentaires et boissons non alcoolisées) dans la consommation des ménages a diminué, passant de 21,5% à 13,4%. Et notre panier à provisions a été profondément chamboulé depuis les années 60 : on achète désormais davantage de produits préparés au détriment des produits frais et des féculents, souligne l’Insee dans une étude publiée en 2008. En quarante-cinq ans, la part des produits transformés à base de viande, de poisson et de légumes au sein du repas a plus que doublé pour atteindre 41% en 2006. Le poisson pané a fait la nique au merlan Colbert ; le hachis parmentier industriel a détrôné le paleron aux carottes ; les nuggets de poulet ont chassé le poulet chasseur ; les frites à four précuites ont remplacé la poêlée sautée.

Prêt-à-manger. Les nostalgiques du repas de midi mitonné à la maison auront beau larmoyer sur leurs tickets restaurant, on ne reviendra pas au manuel de cuisine bourgeoise de Mme E. Saint-Ange. Le prêt-à-manger est présent partout – dans nos cuisines et la restauration collective – et tout le temps – du petit déjeuner au dîner. L’affaire du horsegate a le mérite de souligner une question cruciale, celle du rapport qualité-prix : jusqu’où le consommateur est-il prêt à s’empoisonner pour dépenser le moins possible.

Faites vous-même l’expérience face à votre linéaire de lasagnes : c’est souvent le prix que l’on regarde avant la composition. La grande distribution, qui l’a bien compris, impose une dictature des prix bas, devenue une fuite en avant depuis une trentaine d’années, estime un patron de PME agroalimentaire : «Quand nos clients tirent les prix vers le plancher de façon insolente, ils incitent les plus voyous d’entre nous à franchir la ligne jaune pour conserver leur marge.» Il raconte cette scène vécue avec un confrère dans le bureau d’un grand distributeur :«Le client a dit « je veux 10% de remise sur les chipolatas ». Mon collègue a dit « OK ». Quand on est sorti du bureau, je lui ai demandé comment il allait faire pour s’en sortir sur ce coup-là. Il m’a dit « Je vais rajouter 10% de gras dans les chipolatas ».»

Nous autres mangeurs ignorons bon nombre de dégâts collatéraux de cette guerre des prix à laquelle nous participons. Prenez cette bonne vieille tranche de jambon cuit qui nous accompagne depuis nos premières coquillettes. Un soir de vache maigre, vous voilà en train d’hésiter devant un bon jambon fermier à 20 euros le kilo chez le boucher, fabriqué à partir de cochons élevés aux pommes de terre et aux céréales. Finalement vous lui préférez un de ces innombrables jambons qui hantent les linéaires des hypers parce qu’il coûte cinq euros de moins au kilo. Non seulement il risque d’être moins goûteux que le fermier, mais vous engraissez un peu plus la grande distribution qui se fait des marges royales sur la charcutaille : selon une étude publiée en 2009 par l’Observatoire des prix et des marges sur sept ans, 44% du prix d’une tranche allait au distributeur, contre 16,7% au producteur.

A l’ancienne. Dans cette purée de pois qu’est le commerce de la bouffe, il y a ceux, minoritaires, qui revendiquent être plus chers que les autres par la qualité de leurs produits. Ainsi dans le même rayon, le paquet de harengs JC David coûte autour de 4 euros, quand la concurrence tourne autour de 2 euros : «Il nous faut quatre jours pour sortir un poisson fumé quand la concurrence ne met que huit heures. Il faut du temps pour ne pas massacrer les produits», explique Hervé Dierre, le patron de JC David, où les harengs continuent d’être fumés à l’ancienne dans des fours à bois, et non dans des fours électriques. En 2011, JC David a été classée «entreprise du patrimoine vivant». Ses filets de harengs doux font le bonheur des amateurs qui les mettent longuement à mariner en terrine avant de les servir avec une poignée de rates. Pourtant à un autre moment de la semaine, certains de ces gourmets se nourriront fissa d’une escalope de dinde milanaise en barquette industrielle réchauffée au micro-ondes ou iront grignoter un plateau de sushis au coin de la rue.

L’affaire du horsegate renvoie aussi à notre vagabondage alimentaire, où les repas sont devenus polymorphes mais où l’acte de cuisiner a encore sa place : «Dans un monde où les plats cuisinés se diversifient de plus en plus, la préparation des repas à partir de rien prend un nouveau sens, analyse Johanna Mäkelä, sociologue de l’alimentation (1). Il semble que la préparation et le partage du repas prennent de nouvelles formes dans des communautés alimentaires d’un genre nouveau qui dépasse la famille nucléaire.»

(1) «Dictionnaire des cultures alimentaires», sous la direction de Jean-Pierre Poulain (éd. PUF ; 1 536 pages, 42 euros)

Jacky Durand, qui tient une chronique hebdomadaire dans Libération  a également publié chez Carnets Nord/Editions Montparnasse, Cuisiner, un sentiment, et Tu mitonnes l’hiver ( 2012) Tu mitonnes l’été  (2013)

Ce contenu a été publié dans Non classé. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.